Depuis le jour où Antú Romero Nunes, gai luron de la mise en scène, s’est invité sur les planches, on rit à nouveau dans les théâtres – de bon cœur, à pleins poumons, sans retenue, parfois même à la limite du supportable, surtout lorsque le sujet est on ne peut plus sérieux. Son regard sur le monde et la société s’apparente à un savant numéro d’équilibriste entre tragique et comique. Les effets sont doublement jouissifs de part et d’autre de la rampe avec, d’un côté, une troupe qui prend un malin plaisir à se déchirer dans un esprit bon enfant et de l’autre, un public qui ne veut perdre une miette de ce chaud-froid incessant.
EN SCÈNE
Enfant terrible de l’art dramatique, Antú Romero Nunes est aujourd’hui directeur artistique du Theater Basel. Rencontre avec un prestidigitateur à l’ascension fulgurante.
Si les débuts d’Antú Romero Nunes à la co-direction du théâtre de Bâle, il y a quatre ans, ont été freinés par la pandémie, cette quatrième saison aura affiché une fréquentation en nette hausse. Bon nombre de représentations se jouent à guichets fermés, notamment celles dont il a signé la mise en scène.
Celui que l’on dit insouciant aime se pencher sur les grandes questions existentielles, des sujets qu’il ancre dans le présent avec un amour viscéral de la représentation.
Il revisite «Antigone» en dialecte alémanique, avec deux interprètes qui enchaînent les rôles à toute berzingue, préservant ainsi l’intensité et la profondeur archaïque de la pièce. De même, sa version de «L’Iliade» sur les derniers jours de Troie se limite à un duo qui baragouine dans une langue imaginaire inspirée du néerlandais, dont les germanophones comprennent presque chaque mot, sauf quand les rires prennent le dessus. Jamais désolation n’aura été aussi comique.
«Moby Dick» de Melville, cette lutte acharnée pour la survie en haute mer, inonde d’un captivant spectacle en solo l’immense scène du théâtre. Masses d’eau, fontaines de sang, litres de sueur et de larmes, colère, acharnement et désespoir signent l’apothéose et la déconstruction d’un délire de masculinité. Ce pavé de 900 pages, A. R. Nunes le condense en deux heures de performance scénique haletante avec, au centre, une pointure: Jörg Pohl, acteur de génie et complice de Nunes à la direction du théâtre.
Antú Romero Nunes prend «L’Opéra de quat’sous» de Brecht encore plus au pied de la lettre que l’auteur lui-même, transformant l’œuvre en une immense nouba sous l’effet de consignes de mise en scène brechtiennes. Dans «Le Songe d’une nuit d’été», à Bâle, il persifle avec bienveillance le théâtre dans son ensemble pour le plus grand bonheur du public (bientôt pour la troisième année consécutive), ce qui lui a d’ailleurs valu une invitation aux Rencontres théâtrales de Berlin. Toutes les productions mentionnées ici continuent d’être présentées sur les scènes bâloises durant la saison en cours.
De bonne humeur, mais la mine fatiguée, le metteur en scène, qui vient d’atterrir de Hambourg, nous fait face avec un sourire espiègle et fripon.
BOLERO Antú Romero Nunes, vous venez de devenir père. Avez-vous déjà une idée de ce que cela va changer à votre rythme trépidant?
ANTÚ ROMERO NUNES Pas du tout! Mais, tout à coup, quelque chose d’autre devient important. C’est drôle et absurde à la fois, même si, pour le moment, mon bébé ne veut que ce dont nous rêvons tous: de la tendresse, manger et dormir.
Cette saison, pour Bâle, vous signez la mise en scène du nouveau roman de Lukas Bärfuss «Die Krume Brot», qui traite d’un sujet de société brûlant, celui de la migration.
Son œuvre aborde le thème de l’argent de manière émotionnelle, c’est une véritable épopée suisse des temps modernes, sujet que Lukas Bärfuss maîtrise à la perfection. Travailler avec lui est un vrai bonheur. Pour les besoins de la mise en scène, il n’hésite pas à élargir la portée du livre.
Quelles ont été vos deux, trois productions préférées jusqu’ici?
Celles où j’ai osé la nouveauté. Bâle m’a permis d’essayer de nouvelles choses, et je dirais qu’elles ont toutes été une réussite puisqu’elles m’ont fait grandir.
À peine diplômé, A. R. Nunes sera élu meilleur jeune metteur en scène de l’année 2010. En 2011, il reçoit le prix Kurt Hübner pour la mise en scène de «Rocco et ses frères», d’après le film de Visconti.
Encore tout jeune, il devient metteur en scène en résidence d’abord au Maxim Gorki Theater de Berlin – où il réduit «Les Brigands» de Schiller à trois monologues, ce qui lui vaut le prix Friedrich Luft – puis, peu après, au Thalia Theater de Hambourg, où il présente un «Merlin» plein d’humour et de pathos. Entre les deux, il monte également des opéras à Munich, Berlin et Genève. À Bâle, enfin, A. R. Nunes ouvre sa programmation dans un entrelacs poétique basé sur «Les Métamorphoses» d’Ovide et transpose l’«Oncle Vania» de Tchekhov dans l’agglomération bâloise, utilisant, encore une fois, le dialecte. Un touche-à-tout de génie.
BOLERO Quels sont les metteurs en scène contemporains dont vous admirez le travail?
ANTÚ ROMERO NUNES J’adore les mises en scène de Christoph Marthaler, les réalisations de Manuela Infante ou même des pattes très différentes comme celles de Jette Steckel ou du scénographe français de génie Philippe Quesne, qui crée son propre univers, apparemment étranger à tout conflit. J’aime les choses qui ne se contentent pas d’être ce qu’elles sont, c’est donc très vaste.
Qui a marqué votre développement artistique? Avez-vous des modèles?
Non, je me l’interdis. J’ai plutôt faim de récits. Certaines histoires sont des modèles pour moi. Un jour, une amie m’a parlé, des étoiles plein les yeux, d’un spectacle que je n’avais pas vu: «puis la scène s’est tournée, il s’est mis à neiger et ensuite, la musique a résonné – je n’ai pu retenir mes larmes.» Je me suis dit que c’est cela dont je souhaitais être le déclencheur: que quelqu’un éprouve le besoin impérieux de parler de ma manière de mettre en scène.
Vos parents ont connu la dictature: votre mère chilienne était éducatrice sociale et a dû fuir le régime de Pinochet, votre père était psychothérapeute et a dû affronter la dictature de Salazar. En quoi cela a-t-il influencé votre parcours artistique?
Cette force vitale qui a animé mes parents pour faire face à l’existence et à la conjoncture, était pour moi une énergie qui irriguait chaque parcelle de vie au quotidien. Cette même rage de vivre, je souhaitais l’exprimer dans un autre espace – mon espace – qui était, lui, délesté de problèmes majeurs. Cela ouvre de nouveaux horizons, même les plus absurdes. Exemple: petit, ma mère m’emmenait dans des prisons pour rendre visite à des prisonniers politiques. Pour moi, c’était normal. Quand j’ai raconté cela à mes amis en Allemagne, personne ne m’a cru. Du coup, je me suis dit: si de toute façon personne ne me croit, alors autant inventer mes propres histoires «incroyables».
C’est cela qui vous a donné envie de vous aventurer hors des sentiers battus?
Oh mais, le théâtre est l’endroit le plus sûr au monde! Je suis simplement mal à l’aise quand on parle beaucoup de soi au théâtre. Je préfère raconter des histoires de personnes qui ne me ressemblent pas vraiment. Si je parle trop de moi, ça devient vite complexe.
Nombre de vos mises en scène se démarquent par des jeux de langage débridés et une immense inventivité lexicale. Que vous a apporté le fait de grandir avec au moins trois langues – l’espagnol, le portugais et l’allemand?
Le langage a un pouvoir inouï. C’est sur lui que repose la réussite ou l’échec de la communication. Au théâtre, le langage est l’outil primaire, notre premier grimage, notre premier costume. On a trop tendance à s’attarder sur le décor, la musique, les perruques et les choses anodines, mais c’est la langue qui est au cœur de l’émotion! Dès qu’on parle différemment, on pense différemment. Les classes sociales, le pouvoir et l’impuissance se distinguent par la langue.
La légende dit que vous avez failli être renvoyé de la prestigieuse École supérieure d’art dramatique de Berlin lors de vos études de metteur en scène?
Oui, c’est vrai. Dès le premier semestre, j’ai été systématiquement recalé aux examens et, à la fin, on a voulu me refuser la mise en scène qui devait valider mon diplôme. Le Maxim Gorki Theater, qui avait vu l’une de mes créations, m’a sauvé la mise en me proposant de la présenter chez eux. Entre-temps, par dépit, j’avais même postulé à l’École internationale du cinéma à Cuba... mais ils ne m’ont jamais répondu (rires).
Par dépit, vraiment?
Oui, c’était franchement blessant, d’autant que je ne me voyais pas ailleurs qu’au théâtre..
Quel aspect de votre carrière vous étonne le plus?
Que tout ait démarré si vite après les études. À ma plus grande satisfaction, bien sûr. C’était vital pour moi. J’ai besoin d’idées, d’être toujours occupé, sinon je deviens nerveux. Quand j’arrête de travailler à 2 h du matin, j’étudie encore quelque chose, je lis un livre sur l’écriture ou un tout autre sujet.
Une quelconque fausse note jusqu’ici sur le plan professionnel?
Peut-être d’avoir enchaîné les mises en scène machinalement au théâtre municipal, de m’être laissé dire ce que je devais faire, comment et avec qui, au lieu de faire les choses à ma manière. J’aurais dû mieux organiser cette période de ma vie.
D’où vous vient cette envie irrépressible et contagieuse de jouer, pour ne pas dire cette rage, qui transparaît dans vos mises en scène?
Au théâtre, tout n’est que jeu et métamorphose. Nous pouvons convaincre et véhiculer une certaine joie de vivre par notre seule présence. Entrer en contact avec les autres de mille et une manières, c’est la vocation première du théâtre. Les gens viennent chez nous pour vivre une expérience. Celle-ci se crée par le contact, et le fait de jouer permet de nouer ces contacts.
Quelle question de société vous hante aujourd’hui, et comment avez-vous à cœur de la transfigurer sur le plan artistique?
La crise du sens. Et le fait qu’il n’y ait plus de secrets. La vie n’a plus de sens, je dois donc trouver un refuge dans lequel je me sente bien. J’aime faire de la scène de répétition un lieu où se crée ce dont personne n’a besoin. Jouer est précisément, me semble-t-il, une réponse à cette envie.
Et votre plus grande préoccupation sur le plan politique?
Je me suis tourné vers l’art pour ne pas avoir à m’exprimer directement sur la politique. L’art devient justement politique lorsqu’il n’a pas vocation à l’être. Dans ma vie privée, j’ai un discours très politique, mais il n’a pas sa place ici.
Comment dépeindriez-vous le cœur même de votre activité théâtrale?
Au centre de tout, il y a l’humain – et son interprétation.
Cela m’évoque les mots de Schiller: «L’homme ne joue que là où, dans la pleine acception de ce mot, il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue.»
Il n’a pas tout à fait tort. Au fond, il dit: en faisant abstraction de soi, on peut s’approprier un sujet.
Vos mises en scène sont teintées d’un humour anarchique. Il éclate parfois dans les moments les plus tragiques. Quelle fonction le comique endosse-t-il dans votre théâtre?
Personnellement, je ne le trouve pas si drôle. Il m’importe davantage de rompre avec la logique des conventions. Car on se croit toujours si sûr de soi, on pense avoir une opinion sur tout. Or, ces opinions sont souvent effrayantes... même s’il ne faut pas confondre cela avec le fait d’avoir des principes. Ça, c’est différent. Avoir des principes tels que «la dignité humaine est sacrée», ce n’est pas avoir une opinion, c’est adhérer à un principe.
Dans cette quête d’anticonformisme, la philosophie se mêle à la folie, deux notions qui permettent d’élargir considérablement le champ des possibles.
Oui, la véritable profondeur ne s’obtient que par la possibilité de changer radicalement de perspective, et par le comique subversif. Seul l’humour rend le tragique supportable.
Quelle serait, selon vous, une erreur fatale en matière de mise en scène?
Par exemple, lorsqu’un metteur en scène corrige quelqu’un avec désinvolture: «Ton personnage ne ferait pas ça!» Or, les gens font toutes sortes de choses, au-delà même de ce que l’on pourrait imaginer. Autre exemple: couvrir de honte des gens qui vous proposent une interprétation. C’est inacceptable. La répétition est le moment où les actrices et acteurs peuvent essayer des choses, se permettre d’être mauvais. Tout frein à la créativité me révulse. Ce qui prime en matière de mise en scène: être à l’écoute, poser des questions, ne pas simplement mener la troupe vers une destination préétablie.
Quels grands axes dramaturgiques une pièce de théâtre doit-elle aborder pour vous séduire?
Je suis sensible aux points de friction, même s’ils font mal. Et je dois me sentir concerné, ressentir ou pressentir qu’il y a un rapport avec moi. Lorsque quelque chose se trame en arrière-plan, mais que nous ne savons pas de quoi il s’agit. Dans «Moby Dick», par exemple, il est question de ce sentiment qui nous envahit parfois, de cette impression de se faire mener par le bout du nez, de ne pas avoir les clés de notre existence. On plonge alors dans le néant le plus absolu et on se débrouille comme on peut dans cette atmosphère désincarnée.
Quelle est, selon vous, la qualité la plus importante pour une actrice ou un acteur?
La volonté de s’aventurer dans des sphères émotionnelles encore inexplorées, tout en faisant preuve de patience et d’autodérision. Il faut disposer d’un regard extérieur sur soi, pouvoir rire de soi-même, sans quoi il est impossible d’explorer l’inconnu. Pour moi, faire du théâtre, c’est comme faire du kung-fu: tous savent, avec une concentration maximale, ce qui se passe partout et à tout moment, devant et derrière, en haut et en bas, et de tous les côtés – et ils savent jongler avec ça. Agilité et perméabilité sont les maîtres mots.
Ces quatorze dernières années, vous avez officié dans les plus grandes capitales du théâtre germanophone – Berlin, Hambourg, Munich et Vienne. Quel bon vent vous a mené à Bâle, ville de taille plus modeste, pour y diriger une troupe?
Lorsque le directeur du théâtre, Benedikt von Peter, m’a sollicité la première fois, j’ai répondu en toute honnêteté que cela ne m’intéressait pas vraiment. Puis, il m’a soumis l’idée d’en faire une aventure collective, par exemple, avec l’acteur Jörg Pohl. Avoir des acteurs à la direction et mettre l’interprétation et la troupe au centre de tout? Cela m’a paru exaltant. Et puis Bâle est une véritable ville d’art, qui ose de nouvelles choses et dont les habitants aiment être mis au défi. Ça, j’adore. Et c’est vraiment gratifiant de pouvoir prendre une part active à la création au sein d’une institution.
Le collectif qui se partage les responsabilités artistiques à la tête du Theater Basel se compose des deux dramaturges, Inga Schonlau et Anja Dirks, de l’acteur Jörg Pohl et du metteur en scène Antú Romero Nunes. Le quatuor opère sur la base d’un modèle de cogestion, ainsi qu’avec un salaire égalitaire (avec de faibles variations selon l’âge). Une manière de faire du théâtre «loin de tout despotisme et de conditions de travail abusives», souligne Nunes.
BOLERO La place du théâtre au sein de la société semble s’étioler. Qu’en pensez-vous?
ANTÚ ROMERO NUNES Au risque de sonner vieux jeu: le théâtre a désappris à divertir. Et souvent, on veut davantage impressionner son milieu, un entre-soi, que le public. L’autre hic: Netflix est disponible où qu’on se trouve, ce qui ne facilite pas la tâche pour faire sortir les gens. Mais, ils existent bel et bien, ces inconditionnels du théâtre.
Qu’est-ce qui vous réussit particulièrement bien?
Je sais donner l’impression de bien maîtriser tel ou tel sujet, je suis doué pour ça.
Et qu’est-ce qui vous réussit moins?
Mentir.
Si le théâtre n’existait pas, que seriez-vous devenu?
Rien ne me vient spontanément à l’esprit. Peut-être psychothérapeute, comme mon père, car j’ai le même type d’approche que lui, impliquant des transferts et contre-transferts. Je m’imprègne de tout ce qui se passe dans la pièce, et j’essaie de le refléter. Mais mon but n’est pas de guérir les gens, je souhaite plutôt les inciter à penser différemment, ouvrir de nouvelles portes dans leur esprit. C’est la plus belle chose qu’on puisse faire.
Que souhaitez-vous avoir accompli dans dix ans?
J’aimerais avoir rendu quelques gens heureux.
Et quelle place le théâtre aura-t-il dans dix ans?
Rien ne pourra le faire disparaître, il sera toujours là. Que des gens fassent semblant d’être quelqu’un d’autre en direct, c’est quand même incroyablement fascinant!
Quel aura été votre meilleur et votre pire souvenir à ce jour?
J’ai vécu tellement de bons moments, je ne pourrais pas en retenir un plutôt qu’un autre. Le pire aura été le jour où j’ai perdu ma petite amie âgée de 29 ans dans un accident, d’une seconde à l’autre, c’était insensé. Se relever de cette épreuve, c’est un vrai travail. Après cela, j’ai mis en scène «Moby Dick». Comment éprouver du chagrin sans en mourir? Le théâtre est un bon endroit pour y parvenir.