Vous souvenez-vous des premiers artistes ou des premières œuvres qui vous ont touchée?
Il y a eu plusieurs moments-clés. Une œuvre qui a stimulé ma réflexion est le «Carré noir» de Kasimir Malevitch de 1915. Le titre décrit l’œuvre: c’est un carré noir sur un fond blanc. J’étais fascinée par la radicalité du tableau, mais aussi par son aura et sa patine inimitable. Il est impensable que quelque chose d’aussi novateur dans son abstraction fasse aujourd’hui partie du passé. Ce qui m’a très tôt subjuguée dans l’art, c’est qu’il perdure dans le temps, qu’il nous apporte des enseignements sur l’histoire humaine et qu’il puisse rayonner des siècles durant. Une œuvre de qualité a l’indépassable pouvoir d’allier intellect et émotions.
Après avoir été assistante de la célèbre conservatrice Bice Curiger pendant vos études, vous êtes devenue responsable de l’atelier de l’artiste suisse Not Vital à 23 ans. Que retenez-vous de ces six années de collaboration?
Not déborde d’énergie et de ténacité. Rien ne l’arrête, et il concrétise des projets que d’autres jugent impossibles. C’est une faculté rare et inspirante. Bon nombre de personnes que j’admire ont en commun de suivre simplement leur voie, même s’il leur faut des années, voire des décennies, pour se faire un nom. Elles croient en leur travail, elles se battent pour réaliser leur vision et elles n’abandonnent jamais.
Avez-vous eu l’impression que votre jeune âge constituait un obstacle dans le monde hiérarchisé de l’art?
Je ne pense pas tellement à l’âge. La semaine dernière, j’ai fêté mon anniversaire, et j’ai dû faire un effort pour me rappeler que j’ai 32 ans (elle rit). J’ai toujours aimé travailler avec des personnes plus âgées et j’ai des amis de tous les âges. Bien sûr, chaque phase de la vie a ses caractéristiques, et chaque génération ses particularités. Les échanges entre divers groupes sont enrichissants et inspirants. Ce qui est sûr, c’est qu’une jeune femme, quel que soit son secteur, doit travailler plus minutieusement, plus dur, plus vite pour qu’on la prenne au sérieux. Mais cela m’a toujours stimulée.
Craigniez-vous de vous frotter au côté m’as-tu-vu du monde de l’art?
Dans tous les secteurs, diverses réalités sont en présence. Dans celui de l’art, il y a certes des montants colossaux et des collectionneurs milliardaires. Mais il existe aussi d’innombrables personnes qui, par amour de l’art, travaillent d’arrache-pied pour presque rien. Je m’attache à ce qui m’intéresse vraiment: l’art dans son essence, les artistes en tant que personnes et les échanges avec les collectionneurs, des personnalités souvent captivantes dont on peut apprendre beaucoup. Et j’ose être simplement qui je suis.
En quoi étiez-vous la meilleure candidate pour le poste de directrice de Hauser & Wirth Saint-Moritz?
C’est à la galerie de le dire (elle rit). Certaines qualités sont importantes pour tout travail: la discipline, l’envie de travailler, la gentillesse, l’ouverture, l’intérêt. Des qualités humaines, en somme.
Vos racines grisonnes constituaient sans doute un atout.
Oui, et j’en suis ravie. Les jeunes sont de moins en moins nombreux à rester dans la région. J’apprécie d’autant plus que mes postes chez Not Vital et chez Hauser & Wirth m’aient permis de revenir dans ma région d’origine et de réunir les locaux et la communauté internationale.
Nous sommes aujourd’hui dans votre appartement parisien. Quelle part de votre travail se déroule à l’étranger et à quelle fréquence devez-vous être à Saint-Moritz?
La galerie est ouverte en été et en hiver. L’Engadine attire moins de visiteurs au printemps et en automne. Pendant ces saisons, je suis souvent à Paris ou en voyage. Ces deux dernières semaines, je suis allée par exemple au salon Frieze à Londres, puis en Italie, en Suisse à une conférence, et je suis revenue ici pour Art Basel Paris.
Parlez-nous de votre clientèle à Saint-Moritz.
J’aime que Saint-Moritz soit à la fois très suisse et terriblement international. Traditionnellement, il y a beaucoup d’Italiens, de Britanniques, d’Allemands, mais aussi de Scandinaves et d’Américains. En tant que jeune femme, je suis très heureuse de voir de plus en plus de jeunes collectionneurs et collectionneuses séjourner en Engadine.
Ces dernières années, Saint-Moritz a délaissé son image de rendez-vous de la jet-set pour devenir un haut lieu de l’art et de la culture. Comment percevez-vous cette évolution?
Pour moi qui suis dans le domaine, c’est un bonheur de voir s’étoffer l’offre culturelle en Engadine. La région est de toute façon toujours en évolution. Le tourisme estival prend, lui aussi, de l’ampleur, ce qui me réjouit. J’ai toujours aimé les mois d’été en Engadine, les randonnées, les baignades dans les lacs de montagne. C’est aussi fantastique de voir que l’offre s’est étendue à tous les villages environnants.
Pour la dernière grande exposition de l’antenne de Saint-Moritz, «Gerhard Richter. Engadin», Hauser & Wirth a collaboré avec le musée Segantini et la Maison Nietzsche. Joignez-vous vos forces à celles d’autres institutions culturelles et artistiques de la région pour poursuivre des objectifs communs?
La collaboration avec ces deux établissements était particulière, car elle montrait aux visiteurs la complexité du paysage culturel. Pour nous, en tant que galerie, il est important d’être intégrés dans notre environnement et d’échanger avec nos voisins. Cette approche est aussi celle qui prévaut à l’Engadin Art Association. L’association regroupe l’ensemble des galeries, des musées et des fondations de la région.
Mi-décembre, vous inaugurerez une exposition qui promet d’attirer les foules: «Jean-Michel Basquiat. Engadin». Pourquoi?
Iwan Wirth rêvait d’organiser une exposition avec les œuvres engadinoises de Basquiat. Après son premier séjour en Suisse, en 1982, à l’occasion d’une exposition avec le légendaire galeriste Bruno Bischofberger, Basquiat est revenu une dizaine de fois dans le pays, et il s’est rendu sept fois en Engadine. Il a créé des œuvres à Saint-Moritz et, de retour à New York, il a intégré des symboles suisses dans son travail. Pouvoir admirer ces œuvres dans le paysage où elles sont nées et auquel elles font référence est une expérience formidable. Il s’agit d’une exposition sans précédent, et nous sommes heureux d’avoir réalisé cet ambitieux projet avec les experts de Basquiat que sont Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer.
Combien de temps la préparation de l’exposition a-t-elle pris?
La préparation d’un projet comme celui-là prend des années, entre autres en raison des prêts internationaux. Il y a aussi le catalogue que nous publions. Cela s’accompagne toujours de nouvelles réflexions, de nouvelles recherches.
Certaines des œuvres que vous allez exposer sont d’habitude accrochées derrière des portes closes. Les œuvres d’une telle envergure ne devraient-elles pas être accessibles à tous?
Je pense que ces espaces privés sont tout aussi légitimes que les expositions publiques. Ils ont toujours existé dans l’art. La mise à disposition d’une sélection d’œuvres par de grands collectionneurs privés est d’autant plus appréciable. Une merveilleuse façon de faire tomber les barrières.
Comment le comportement d’achat des collectionneurs a-t-il évolué ces dernières années?
Vu de la situation économique mondiale et les multiples guerres et conflits, il s’agit d’une question complexe. On constate clairement que les œuvres de grande qualité survivent toujours à ce genre de phases, voire que leur valeur augmente. C’est bien entendu une joie et un privilège de travailler avec de telles œuvres et de pouvoir les montrer.
Dans le secteur de la mode, la plupart des marques qui survivent aujourd’hui se positionnent soit tout en bas de la fourchette de prix, soit tout en haut. En va-t-il de même dans l’art?
Dans tous les secteurs, on réussit plus facilement pendant les phases d’essor économique. C’est aussi le cas des nouveaux labels et des nouvelles galeries qui utilisent Instagram comme vitrine ou misent sur une tendance. Dans les périodes plus difficiles ou de polarisation, un filtre se met en place. C’est alors qu’on remarque l’importance de la qualité.
Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre travail, parmi tout ce que vous avez déjà fait?
Échanger avec les personnes, avec les artistes. J’ai le privilège d’être souvent en présence d’œuvres de qualité exceptionnelle. Dans ces moments, je ressens toujours une grande joie et une profonde gratitude.
Avez-vous encore le temps de découvrir de nouveaux artistes?
Oui. Je me suis aussi liée d’amitié avec un grand nombre de jeunes artistes. Dès que j’ai du temps libre, je visite des expositions. C’est une partie de ma vie que j’aime et à laquelle j’accorde beaucoup de prix.
Quelles œuvres collectionneriez-vous vous-même si vous aviez un budget illimité?
J’aime le travail d’artistes telles qu’Eva Hesse ou Louise Bourgeois, ou les œuvres très contemporaines qui présentent un point de vue radical, comme les sculptures de Nairy Baghramian. J’ai un penchant pour la sculpture et les matières. J’aime par exemple les sculptures en verre d’Andra Ursuta. Je suis également fascinée par les artistes considérés comme marginaux de leur vivant et qui, généralement en raison de leur souffrance, ont créé des œuvres dont l’écho est immense; je pense par exemple à Van Gogh. L’art a souvent pour moi un côté très existentiel. Je suis attirée par les points de vue qui, loin d’être uniquement conceptuels ou formels, sont aussi profondément humains.
«Jean-Michel Basquiat. Engadin», Hauser & Wirth Saint-Moritz, du 14 décembre 2024 au 29 mars 2025.