Interview avec Walid Raad

CONTRE LA PENSÉE BINAIRE

Artiste libano-américain à l’aura planétaire, Walid Raad explore les lignes de faille entre réalité et fiction. Une expostion au Kunsthaus de Zurich invite à plonger dans ses déambulations.

Brigitte Ulmer
07. oct. 2024
Walid Raad

Il ne se laisse ni photographier ni filmer, et préfère répondre aux interviews – dont celles-ci – par écrit. Sur la photo qu’il met à notre disposition, il ressemble à un agent secret des années 1970. Ou à un libraire de Beyrouth. Rien à voir avec la photo floue qui se balade sur le Web et qui dévoile subrepticement un pan de l’identité de Walid Raad, artiste contemporain multimédia d’origine libanaise, et professeur de photographie au Bard College et à la Cooper Union School of Art de New York.

Walid Raad, qui est né au Liban et y a grandi avant de partir vivre et travailler à Medusa, dans l’État de New York, tient à rester insaisissable. Tout est trop complexe, et il se méfie profondément des représentations unidimensionnelles. À une question, il répond par une autre, une interprétation de la question initiale ou une ouverture de son champ. On se croirait alors à un séminaire de sciences culturelles. Ce processus est intimement lié à sa stratégie artistique.

Agé de 57 ans, l’artiste s’est fait connaître avec son collectif fictif, The Atlas Group. Depuis la fin des années 1990, il rassemble sous ce pseudonyme des photos, des tirages, des vidéos et des films montrant des ruines et des moteurs, seuls vestiges de voitures piégées après leur explosion. Des fragments et des histoires en lien avec la guerre civile libanaise. Le projet, sans cesse réorchestré, à la manière des souvenirs qui se reforment, montre que ceux-ci, qu’ils soient collectifs ou individuels, sont toujours des constructions.

Walid Raad n’est pas étranger au fait que la sphère artistique occidentale semble s’être soudain intéressée aux voix du monde arabe au début des années 2000. Très demandé, son Atlas Group fictif a été invité par la documenta de Kassel, les biennales de Venise, Istanbul et São Paulo ainsi que la Whitney Biennial de New York. Walid Raad s’est vu consacrer des expositions monographiques au MoMA, à New York, au Louvre, à Paris, ou encore au musée Reina Sofía, à Madrid. Et depuis la mi-août, ses interventions artistiques sont à découvrir au Kunsthaus de Zurich.

Les sources de son obsession pour la collecte d’indices de moments révolus, pour les réinterprétations et pour la spéculation sur le passé se trouvent dans sa biographie. Fils d’une Palestinienne et d’un Libanais, Walid Raad a vu le jour à Chbanieh en 1967. Il a grandi à Beyrouth, en pleine guerre civile libanaise, qui a éclaté en 1975.

BOLERO Est-il vrai qu’enfant, vous avez photographié l’offensive israélienne contre l’ouest de Beyrouth et que vous collectionniez les douilles de cartouches?

WALID RAAD Oui, et je n’étais pas le seul. À la fin des années 1970, l’est de Beyrouth a été plus ou moins nettoyé de ses habitants non chrétiens. À cette époque, la milice qui contrôlait la partie de Beyrouth dans laquelle je vivais enrôlait tous les garçons âgés de 16 ans. Je ne voulais en aucun cas me battre pour ces gens. Ma famille avait assez d’argent et de relations pour m’envoyer à l’étranger. J’ai quitté le pays à bord d’un bateau, un cargo.

Vous êtes parti tout seul?

Oui, je suis parti seul. Et je n’ai jamais oublié le nom du bateau: Fiona.

16 ans est un âge critique pour recommencer à zéro en exil, seul. Prend-on jamais pied dans un nouveau pays, une nouvelle culture lorsqu’on doit quitter sa terre natale et tout ce que l’on aime?

On pourrait aussi demander: prend-on jamais pied dans son propre pays? Mais pour répondre à votre question, cela dépend de ce qu’on quitte et de sa destination. On laisse certes derrière soi des choses ou des gens que l’on aime, mais aussi d’autres que l’on trouve insupportables. J’ai quitté un Liban déchiré par la guerre pour me retrouver, dans les dernières années de la Guerre froide, dans une Amérique dirigée par Reagan. Les deux pays m’offraient des contraintes et des possibilités tangibles. J’avais alors 16 ans et je ne voulais pas m’engager dans une milice. Je voulais jouer au basketball, faire des photos, embrasser quelqu’un et être embrassé.

Aux États-Unis, vous avez constamment travaillé sur la guerre civile et les traumatismes. Beyrouth vous a suivi.

Il arrive qu’on traverse un événement, mais qu’on ne le vive pas véritablement. Cette lacune s’exprime alors parfois sous la forme d’un symptôme de l’hystérie qui ne nous quitte plus. Certains mettent des décennies à trouver les mots, les formes et les gestes qui leur permettent de raconter l’événement dans toute sa complexité et de se débarrasser de ce fantôme qui les tient sous son emprise. Ce processus exige un travail en atelier et en dehors, du temps, des ressources et de la chance.

Votre art est-il donc une forme de travail sur les traumatismes?

Je ne suis ni thérapeute ni psychologue. Et, d’après ce que je constate, ma vie au Liban ne m’a pas affaibli. J’accomplis un travail de nature artistique. Pour vous donner un exemple: si vous examinez The Atlas Group de près, vous trouveriez des copies de documents dont il n’existe aucun original, ainsi que des personnages qui apparaissent davantage dans la fiction que dans la réalité. Cela m’amène à la question: quelles sont les lois de cet univers? Que s’y «passe»-t-il encore?

Dans votre œuvre, vous vous référez au fait que le souvenir d’événements, leur restitution sont une construction influencée par des émotions, par des conditions économiques, politiques et sociales.

Il existe certainement des personnes qui se souviennent de façon très nette d’une chose, ou qui l’ont complètement oubliée, mais elles sont très rares. La plupart se situent entre ces deux extrêmes. Pour moi, cela implique de devoir développer des concepts (et bon nombre ont déjà été développés) pour penser au-delà de cette dualité qui oppose souvenir et oubli et qui n’a pas lieu d’être. Beaucoup de livres et de films traitent de cette thématique. Je pense à «Funes ou la mémoire», de Jorge Luis Borges, ou à «Hiroshima mon amour» de Marguerite Duras. Ou aux 18 livres de l’auteur et réalisateur libanais Jalal Toufic.

Au départ, Walid Raad a envisagé une carrière de photojournaliste. À Beyrouth, au début des années 1970, il dévore les magazines de photo occidentaux, se familiarise avec l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson, de Diane Arbus et d’Helmut Newton et comprend progressivement comment les images et les récits diffusés par les médias font émerger des mondes parallèles. «Quiconque a déjà travaillé avec un appareil photo ou des photogrammes a conscience du grand nombre de conditions qui président à la naissance des images», écrit-il. Aux États-Unis, il étudie la photographie, la culture et les sciences de l’image au Rochester Institute of Technology et suit des cours dans le domaine des études proche-orientales. Il apprend à adopter diverses perspectives et à remettre en question les forces à l’œuvre dans le processus narratif. Et fait le constat que la vie telle qu’on se la remémore se situe quelque part entre vérité et fiction, entre la réalité vécue et les histoires que chaque personne, chaque peuple se raconte autour de son passé. Pour présenter son œuvre, Walid Raad intervient volontiers face au public qui peut alors lui faire perdre le fil de son discours, sous une avalanche de faits et de dates.

BOLERO Avec les réseaux sociaux, les fake news et les vérités alternatives de Donald Trump ou de Poutine, on ne sait plus quand on nous trompe. La vérité n’avait jamais fait l’objet d’autant de controverses. Existe-t-elle vraiment?

WALID RAAD Je n’aime pas cette question. Je vais tenter d’expliquer pourquoi: je suis certain que la plupart des journaux et des revues s’en tiennent à des critères précis pour déterminer ce qui est la «vérité journalistique». Les juristes se fondent sur d’autres critères pour déterminer les «vérités juridiques». Les historiens en ont d’autres encore pour la «vérité historique». Les scientifiques ont, eux aussi, les leurs pour la «vérité scientifique». Les psychologues ont des conceptions diverses de la «vérité psychologique et émotionnelle». Les religieux ont d’autres critères pour la «vérité spirituelle». Les philosophes ont, pour leur part, d’autres représentations de la «vérité philosophique».

La liste est longue. De quoi parlons-nous, ici, au juste? J’ai un profond respect pour les artistes, les écrivains, les scientifiques, les spiritualistes et les nombreuses autres personnes qui ont créé des concepts, des formes et des gestes pour donner un «sens» à ce qui capte notre attention. Trump et Poutine, comme beaucoup d’autres, brouillent sans cesse les pistes. Lorsque leur «vérité historique» se révèle fausse, ils disent qu’ils parlaient de la «vérité juridique». Lorsqu’un tribunal les déclare coupables, ils passent à la «vérité politique». Et lorsque l’intérêt qu’ils poursuivent avec leur «vérité politique» éclate au grand jour, ils se tournent vers la «vérité émotionnelle» tout en continuant d’exiger qu’on les juge selon les critères apparemment prosaïques de la vérité historique et scientifique. Quiconque dont la seule attitude face à la vérité historique consiste à dire: «Ce que j’affirme est vrai. Ce que les autres prouvent est faux» est un démagogue. Cela vaut autant pour Trump que pour le «New York Times» et «CNN» lorsqu’ils se drapent de slogans tels que «Truth Matters». Il existe une différence considérable entre la prétention à la vérité absolue de certains politiciens et la manière dont les artistes, les écrivains ou les penseurs s’emparent de ces thématiques.

Expliquer revient parfois à simplifier. Pourquoi tenez-vous tant à représenter les choses de manière encore plus complexe qu’elles ne le sont déjà?

Pourquoi assaisonner un repas? Pourquoi écouter les baleines? Pourquoi parler aux plantes? Pourquoi être aimable et empathique? Pourquoi peindre un mur? Pourquoi la théorie de la relativité restreinte, la physique newtonienne et la mécanique quantique? Pourquoi les jeux? Pourquoi Martha Graham et George Balanchine? Pourquoi le fétichisme du pied et la zoophilie? Je pourrais poursuivre ainsi, mais vous comprenez ce que je veux dire.

Walid Raad aime, par ses réponses, tisser autour de ses auditeurs ou de ses lecteurs un réseau de résonances. Il procède de même dans son dernier projet, intitulé «Cotton under My Feet», avec lequel il tourne dans les musées européens depuis 2021. Après le musée national Thyssen-Bornemisza de Madrid et la Kunsthalle de Hambourg, il fait étape au Kunsthaus de Zurich: dans ce voyage à travers le Kunsthaus, Walid Raad permet à son public d’assister à une myriade de rencontres artistiques en faisant dialoguer ses propres créations avec celles des anciens maîtres et des impressionnistes. Des performances mettront également en lumière le contexte qui entoure les œuvres et la genèse de la collection dans son ensemble.

BOLERO La collection impressionniste du fabricant d’armes Emil Bührle, constituée d’un grand nombre d’œuvres de victimes juives du régime nazi, soulève des questions fontamentales. Comment aborderez-vous ce matériau si sensible?

WALID RAAD De façon très tangentielle. Le musée et les chercheurs externes ont déjà beaucoup œuvré à ce sujet, et leurs recherches sont toujours en cours. Je suis sûr qu’il reste encore beaucoup à dire et à découvrir. Mais, outre les histoires bouleversantes mises au jour par les chercheurs, j’ai l’impression que la collection Bührle comporte bel et bien des «trous noirs», de multiples galeries susceptibles de nous mener à des découvertes encore plus effrayantes (ou, au risque de créer un malentendu, plus fascinantes) que celles qui ont déjà été faites.

Comment allez-vous alors intégrer la collection du Kunsthaus dans vos histoires?

En utilisant, par exemple, les reliefs de Christian Schad. Il les a créés au cours d’un bref séjour à Zurich au début du XXe siècle, avant de les exposer à Genève, puis il ne les a plus revus pendant 45 ans. Une autre histoire concerne l’un des descendants Thyssen-Bornemisza, qui a travaillé à Zurich et a investi des sommes colossales dans la collecte de données météorologiques. Mais aussi Frank Buchser, l’artiste suisse qui s’est rendu aux États-Unis au XIXe siècle et qui a peint le portrait de deux généraux de la guerre civile américaine.

Vous mentionnez à nouveau une guerre civile… Vous auriez pu mettre votre énergie au service de l’étude des conflits et de la paix, ou encore de la politique. Pourquoi l’art?

Je ne me sens pas attiré par l’étude de la paix ou la politique. Je n’ai ni le tempérament ni le talent pour servir ces domaines. L’art demeure, pour moi, une opportunité de capter des «signaux» issus d’autres secteurs.

Comment vivez-vous le fait que vos œuvres, qui traitent des pages les plus sombres de l’histoire, puissent être accrochées dans un penthouse new-yorkais, par exemple, dans un tout autre contexte?

Je ne pense pas que les Arabes ou les Libanais aient une meilleure «compréhension» de mon travail que les Américains, les Argentins, les Malaisiens ou les Suisses. Je suis, moi aussi, entouré d’œuvres d’autres artistes non libanais ou non américains dans mon appartement et je doute que ma relation à ces œuvres corresponde aux intentions des artistes. En général, j’essaie de me glisser dans ce «lieu» dont l’œuvre m’ouvre les portes. Je tente ainsi d’interrompre mon monologue intérieur.

Vous avez régulièrement exploré les iconographies documentaires de la violence. Avec la guerre entre Israël et Gaza, nous sommes à nouveau submergés d’images d’une insoutenable brutalité. Qu’est-ce qui vous vient en tête lorsque vous les voyez?

Pour éviter tout malentendu, ma réponse nécessiterait plus que les quatre ou cinq pages dont vous disposez pour cet article. Je vais le dire comme ceci: une occupation est une occupation qui reste une occupation et continue d’être une occupation qui est une occupation et reste une occupation qui est et reste une occupation. Si Bolero y consentait, nous pourrions continuer comme cela sur des pages et des pages: une occupation est une occupation qui est une occupation, et ainsi de suite. Mais je doute que ce geste touche réellement son public.

Walid Raad, Kunsthaus de Zurich, du 16 août au 3 novembre 2024, en coopération avec le Zürcher Theater Spektakel. Plusieurs visites guidées par l’artiste sont prévues en août, en septembre et en octobre. Plus d’informations sur kunsthaus.ch.

Dimanche 13 octobre, 12 h: Artist Talk avec Walid Raad.