Mais une chose après l’autre. Au moment où son père se suicide, le jeune Juergen vit sans le sou dans la capitale britannique. Quand il ne peut plus payer le loyer, il dort dans la voiture. Pourtant, à la fin des années 1980, il parvient à établir des connexions dans la scène musicale du «Swinging London» et part accompagner le groupe Nirvana, encore inconnu à l’époque, dans sa tournée allemande. C’est là que les premiers clichés véritablement magnétiques du futur groupe culte et de son très charismatique et mélancolique chanteur Kurt Cobain voient le jour. «J’étais si timide qu’il m’aura fallu trois jours avant d’oser prendre une photo», confie Juergen Teller.
À cette époque-là, il photographie également des musiciens comme Elton John ou Simply Red et signe la pochette du disque au succès planétaire «Nothing Compares 2 U» de Sinéad O’Connor.
Sa vie continue d’être marquée par la chance et les coïncidences. Curieux dans l’âme, il ne s’est pas encore fait un nom qu’il se voit déjà ouvrir grand les portes de l’industrie de la mode, grâce à sa première épouse Venetia Scott, une styliste à succès. Avec son regard candide, pour ne pas dire naïf, Juergen Teller, qui ne s’intéresse pas spécialement aux vêtements, fait fureur. Il est plutôt du genre reporter qui documente que du genre photographe de mode, plus de ceux qui mettent en lumière l’environnement également, la décadence au lieu du glamour, la personnalité des mannequins sans maquillage, à bout de force, ou encore la vacuité du paraître.
DES PUBS POUR LES VÊTEMENTS – SANS VÊTEMENTS
Sa vraie percée, Juergen Teller la connaît en 1996 avec l’image brute de la top-modèle Kristen McMenamy, montrée dénudée et lessivée à l’issue d’un défilé marathon. Le photographe lui avait dessiné un cœur rouge sur la poitrine, avec l’inscription «Versace». Nonchalamment adossée contre le cadre d’une porte, la cicatrice de l’appendicite bien en vue, elle a le regard vide, une cigarette au bec. Une pub pour les vêtements... sans vêtements: du jamais vu! À compter de ce jour, les grandes marques se bousculeront au portillon – Helmut Lang, Marc Jacobs, Miuccia Prada, Phoebe Philo, Comme des Garçons ou encore Hedi Slimane. Mais l’accueil, dans l’univers de la mode, reste mitigé dans un premier temps. D’aucuns trouvent les clichés abjects et d’autres, tels les «make-up artists», craignent pour la carrière des mannequins, pas franchement présentées sous leur meilleur jour. Or, c’est précisément le perfectionnisme stérile de l’époque que le photographe veut dénoncer.
Toutefois, avec le temps, ils finiront tous par défiler devant son objectif: acteurs, designers, mannequins, artistes, cinéastes, architectes, musiciens, écrivains et célébrités de tous horizons: George Clooney, Yves Saint Laurent, Charlotte Rampling, Agnès Varda, Tilda Swinton, Karl Ove Knausgård, Cindy Sherman, Steve McQueen, Vivienne Westwood, Kim Kardashian ou Iggy Pop – pour ne citer qu’eux.
Dès le départ, les visuels de Juergen Teller, surexposés à outrance au flash, enfreignent de manière criante les règles de l’art photographique et adhèrent aux flous de l’esthétique des instantanés, comme s’ils découlaient d’une démarche non réfléchie. Le photographe se plaît à présenter le monde dans ce qu’il a de plus ordinaire, sans fard et souvent de manière cruellement trash, naviguant toujours entre mise en scène et spontanéité, racontant le chaos, l’intimité et la déliquescence. «Le monde est beau tel qu’il est, affirme Juergen Teller. Alors, pourquoi le retoucher?»
Son regard décalé, peu conventionnel, sur la photographie de mode et de portrait semble assouvir un réel désir d’authenticité. Ses photos bousculent les canons habituels de la beauté. Et, contrairement aux apparences, elles sont orchestrées jusque dans les moindres détails. Kate Moss est à peine âgée de 15 ans lorsqu’il la photographie, figurant ainsi parmi les premiers découvreurs du charme rebelle de la future top model. Derrière cette élégance trompeuse, il décèle en elle des signes de vulnérabilité, de fragilité, de timidité et de mélancolie. Lui, ce qui l’intéresse, avoue-t-il, c’est la personne qui se cache derrière la façade vestimentaire. Non sans un certain pathos, le Franconien clame: «Je suis parvenu à humaniser la personne qui porte les vêtements.»
Alors pourquoi, diable, s’entête-t-il à photographier des sacs à main et à publier ces clichés dans deux volumes surdimensionnés qui se vendent étonnamment bien? «J’aime les sacs à main. Ils me laissent être moi. Ils ne se rebiffent pas. Ils ne se plaignent pas, ni du chaud ni du froid. On les immortalise souvent au bras de personnalités passionnantes. Et, pour parler trivialement, ils constituent notre gagne-pain, autant pour les gens de LVMH que pour moi-même. On en vit tous. Du coup, j’ai dit à mes équipes en studio: ‹Faisons encore un livre sur les sacs à main.› Elles m’ont jeté un regard interloqué.» L’homme sait aussi faire preuve d’autodérision.
Son cliché le plus équivoque en la matière est sans doute celui réalisé en 2007 avec Victoria Beckham dans le cadre de la campagne Marc Jacobs. On y voit deux jambes, écartées à la manière d’une visite chez le gynécologue, qui dépassent d’un sac géant. Comment Juergen Teller l’a-t-il convaincue? «Victoria est très smart, mais je ne suis pas sûr qu’elle ait vraiment saisi le sens profond de la photo. Son calcul était le suivant: si je fais cette photo très second degré, le milieu de la mode me prendra enfin au sérieux; je me crée une nouvelle image en montrant que je suis capable de me moquer de moi-même.» L’autodérision comme stratégie marketing.
Et un cliché qui peut être compris comme une critique de la société de consommation. Le fait que la femme agisse de son plein gré invalide-t-il tout reproche de sexisme manifeste? La femme-objet, sans tête ni tronc, comme produit de consommation prêt-à-emporter?
L’œuvre de Juergen Teller est truffée de clichés prêtant à débat. Kim Kardashian voulait qu’il la prenne en photo dans un château français – bien trop convenu aux yeux de notre amateur de contrastes. Il lui fait donc escalader un monticule de sable situé à proximité, vêtue de bas et de talons hauts. Le cliché fera le tour du monde. Juergen Teller s’étonne aujourd’hui encore de la demande formulée par la star de téléréalité qui insistera pour que sa «marque de fabrique» – son fessier rebondi – soit retouchée afin d’être... affinée.
DANS LE PLUS SIMPLE APPAREIL AU LOUVRE
Le photographe a noué une relation privilégiée avec l’actrice Charlotte Rampling. Pour lui, elle a non seulement posé nue devant la Joconde, lors d’une séance nocturne au Louvre, mais elle l’a également suivi au mythique palace parisien Hôtel de Crillon pour un shooting à l’occasion duquel Juergen Teller est étendu, fesses à l’air, sur le piano sur lequel joue Charlotte Rampling. Comment le lien s’est-il tissé avec cette grande dame d’un cinéma exigeant, de vingt ans son aînée?
«En 1996, je devais photographier Charlotte pour le magazine du journal français ‹Libération›, explique Juergen Teller. J’étais mort de trouille parce que je réalisais là un de mes rêves. Pour moi, Charlotte Rampling, c’était ‹Portier de nuit› et les fameux clichés d’Helmut Newton. Mais c’était une dure à cuire, l’ambiance n’était pas à la rigolade.» En guise d’accueil, il dit avoir simplement eu droit à un: «Bonjour. Vous avez dix minutes.» Et là, il se dit: «Putain, c’est cuit». Mais il a bien joué en lui rétorquant: «Vous avez dix minutes? Alors, prenez-en cinq pour jeter un œil à mon livre. Nous ferons les photos les 5 minutes restantes.» En refermant le livre, elle me dit: «Prenez tout le temps qu’il vous faudra.» Ils se recroiseront plus tard, à l’enterrement d’une amie commune. «Elle m’a raconté que sa sœur s’était suicidée, je lui ai alors dit que mon père en avait fait de même. De là est née une forme d’intimité entre nous.»
Les travaux de Juergen Teller ne capturent pas uniquement des instants de vie, mais revêtent souvent une dimension hautement narrative: ils relatent des histoires dans les ambiances les plus variées, avec premier, second et arrière-plan, ils ont quelque chose de performatif, de grotesquement théâtral. D’ailleurs, notre Allemand aime se donner le surnom de «Story Teller», son œuvre s’accompagnant justement d’un tas d’anecdotes insolites. Un jour, Tiffany lui demande de photographier une collection de bijoux. Peu emballé à l’idée de devoir se rendre à New York, il se fait livrer la marchandise dans son village natal de Bubenreuth et accroche tout ce bling-bling au cou de sa tante vêtue d’un tablier de cuisine et d’autres campagnards du coin. Peut-on faire plus subversif en matière d’effet de distanciation?
Pour son mariage avec sa troisième épouse, l’ex-mannequin Dovile Drizyte, le photographe invite une centaine de convives à Naples et crée pour l’occasion l’album «Auguri» dont la devise est: «Nous construisons notre avenir ensemble.» Dans ce journal intime illustré, les jeunes mariés se mettent en scène sous les traits d’ouvriers de chantier avec casque de protection et gilet de signalisation. Des visuels pleins d’originalité, sous le signe du labeur, qui prennent le contre-pied du kitsch habituel qui entoure «le plus beau jour de la vie»? Ou s’agit-il plutôt d’une vision un brin cynique et suffisante des ouvriers de chantier?
Juergen Teller jongle entre les genres, à la croisée du commerce et de l’art, entre le sérieux et la dérision, entre l’ascension et le déclin. Lui-même ne se définit ni comme photographe de mode ni comme photographe d’art. Dans quel registre se sent-il le plus à l’aise? «L’un m’aide à être bon dans l’autre, explique-t-il. Des choses que je fais pour moi me mènent souvent à une idée que je transpose ensuite sous forme commerciale. À l’inverse, le travail m’offre des possibilités d’épanouissement personnel que je n’aurais jamais pu imaginer, même en rêve.»
Ces dernières années, notre «Story Teller» devient un motif récurrent dans ses photos. Narcissisme? Ennui? C’est vrai qu’il est usant de devoir constamment gérer des égos et des excès de vanité, concède-t-il. «Les célébrités, c’est du stress programmé, et ça me pèse sur l’estomac. Je répète à longueur d’interviews que c’est un métier facile, que tout est fun. La vérité, c’est que c’est vachement crevant. Comment photographier un nouveau sac à main quand, comme moi, on en photographie depuis 25 ans?» Ces doutes le font cogiter, il lui arrive de se réveiller en panique à 4 h du mat’ à cause de la pression qu’il se met. «Je ne peux pas m’acquitter d’un job juste comme ça et rentrer à la maison avec le chèque. Alors, je me suis dit: ‹Essaie de te photographier – là, au moins, personne ne pourra mettre son grain de sel.› Je voulais savoir ce que ça faisait, physiquement, d’être photographié par moi.»
Et pourquoi s’affiche-t-il souvent nu sur ses autoportraits? «La photo de mode représente une grande partie de mon activité. Alors, quand je me prends en photo, je ne veux pas me préoccuper de l’aspect mode. Il ne faut pas qu’il y ait de code vestimentaire, parce que tout ce que tu portes véhicule un message.»
Mais pas de panique: tout, dans l’œuvre de Juergen Teller, n’est pas tape-à-l’œil, grotesque ou égocentrique. Il y a aussi des clichés merveilleusement délicats et bienveillants, comme celui de la chanteuse Björk qui pose en compagnie de son fils dans une source d’eau chaude en Islande. Il y a là une intimité quasi magique qui ne peut découler que d’une confiance mutuelle.
Juergen Teller a publié plus de cinquante ouvrages et présenté ses travaux dans d’innombrables expositions à travers le monde. Il vit à Londres avec sa famille. Avec plus d’un millier d’œuvres, l’exposition «I Need to Live» présentée à la Triennale de Milan est la plus grande et la plus complète organisée à ce jour pour le photographe. Jusqu’au 1er avril 2024.