Une visite chez Ana Kraš, une artiste aux multiples talents

LIBERTÉ CRÉATIVE

Designer, photographe, directrice de création: Ana Kraš ne s’impose aucune limite. Ni à sa marque Teget.

Ana Kraš

Ana Kraš sait faire beaucoup de choses. Des meubles, des vêtements. Imaginer des concepts originaux et photographier des campagnes. Sillonner le monde en embarquant avec elle ses 111 000 fans Instagram, grâce à ses instantanés aussi décalés qu’originaux. Ou encore côtoyer les esprits créatifs les plus tendance de la mode, du design et de la gastronomie – sans rien perdre de son authenticité, de son naturel ni de son bon goût.

Ce qu’Ana Kraš ne sait pas faire, c’est entrer dans les cases. Cette Serbe d’origine est l’incarnation de la touche-à-tout: l’intitulé de son métier se situe à la croisée du design, de la photographie et de la direction de création. Elle a créé pour Hay le célèbre abat-jour Bonbon et mis en scène pour les marques de mode Ganni ou Maryam Nassir Zadeh des lookbooks qui frisent le documentaire. Cet été, elle a lancé avec la marque danoise Saks Potts une collection composée de hauts, de pantalons, d’une robe et d’un panty en tissu mesh, orné de strass. «J’ai des goûts si variés qu’ils peuvent paraître contradictoires», affirme la quadragénaire. Ce qui visiblement, ne la dérange pas le moins du monde.

Nous avons rencontré Ana Kraš à Paris, pendant une chaude journée de juin. Après 26 ans à Belgrade, sa ville natale, et de longs séjours à Los Angeles et New York, elle nous accueille dans son vaste appartement haussmannien, dans le chic XIe arrondissement de la capitale française. C’est là, entre ces quatre murs, qu’elle vit et travaille avec son compagnon et associé – et a lancé en mai dernier Teget («bleu marine» en serbe), sa marque de textile, de mobilier et d’objets. «Teget est un espace dans lequel j’évolue librement, où je peux m’exprimer sans faire de compromis», précise-t-elle. Un lieu où rien n’est figé, qui peut changer radicalement d’aspect, du jour au lendemain.

BOLERO Ana Kraš, où vous sentez-vous chez vous?

ANA KRAŠ Pour être honnête, j’ai beau habiter à Paris, je n’associe pas les mots «chez moi» à cette ville. Malheureusement – ou heureusement – je ne rattache pas cette notion à un lieu géographique, mais davantage à un espace de vie. Je me sens bien plus chez moi dans cet appartement que dans la ville même de Paris. Ma patrie, néanmoins, c’est Belgrade – un chez soi pareil à nul autre.

Avant Paris, vous avez vécu à Los Angeles et à New York. Voyez-vous chaque déménagement comme un nouveau départ?

Oui, et chaque déménagement me coûte énormément, car il me faut à chaque fois un ou deux ans pour me sentir à nouveau moi-même quelque part. New York a été particulièrement difficile: étant hypersensible, j’ai eu énormément de mal à m’y faire. Les deux premières années, c’était l’enfer. Avec le temps, j’ai appris à apprécier New York – puis à l’aimer. Et je n’aurais pas éprouvé Los Angeles de la même façon si je l’avais visitée en touriste. Toutes ces villes m’ont façonnée à leur manière. Heureusement, avec l’âge, les étapes difficiles deviennent plus courtes et moins intenses.

Qu’est-ce qui vous plaît aujourd’hui dans votre vie à Paris?

Pour moi, c’est une ville pratique, tout simplement. Elle m’offre tout ce dont j’ai besoin en ce moment, et avant tout, la quiétude. Je vis dans un quartier calme, très central, mais sans touristes ni bruit. Je trouve de bons produits à cuisiner et la matière dont j’ai besoin pour me nourrir intellectuellement – design, musique, mode. Je peux plonger à tout moment dans ces univers, mais aussi rester chez moi pendant des semaines, sans que cela ne pose problème. Personne ne me dérange. Et je suis proche de Belgrade, le lieu le plus inspirant à mes yeux. Politiquement, la France n’est pas dans sa meilleure période – mais quel pays l’est-il? Il y a de bonnes écoles et un système de santé qui fonctionne. Honnêtement, par rapport à l’Amérique, la qualité de vie est partout meilleure.

Votre appartement vous sert aussi d’atelier. Quelles conditions un espace doit-il remplir pour que vous ayez envie d’y vivre et d’y travailler?

Je suis très sélective. Même le placard à balais dans lequel je vivais à New York devait respecter certaines proportions, certains détails. Je dois d’abord tomber amoureuse de l’espace. Je passe beaucoup de temps chez moi, car j’ai tendance à centrer ma vie sur mon intérieur. Je fais donc moins de compromis que quelqu’un dont la vie se déroule principalement à l’extérieur.

Cette attention totale est-elle une condition nécessaire à votre créativité ou un trait de caractère?

Je n’ai jamais scindé vie privée et professionnelle. J’aime ce que je fais, et mon travail est si varié que, la plupart du temps, je n’ai pas l’impression de travailler, mais plutôt de vivre ma vie. C’est un avantage d’avoir tous ses outils au même endroit. Il y a des inconvénients, bien sûr – j’ai parfois l’impression que ça n’en finit pas, ou de ne pas avoir de vie privée séparée, ce à quoi j’aspire de plus en plus ces derniers temps. Surtout depuis que j’ai lancé ma propre marque.

En tant que designer, photographe et directrice de création, vous avez collaboré pendant des années avec des marques et des publications du monde entier. Vous venez de lancer Teget, votre propre marque, que vous définissez comme une «brand of objects». En quoi cette étape vous était-elle devenue incontournable?

J’ai mûri, tout simplement. Cela fait quinze, vingt ans que je travaille dans la mode et le design, et on me demande depuis un certain temps ce que j’attends pour me lancer. J’ai toujours eu du mal à imaginer les contours de ma marque – je n’aurais pas pu me concentrer sur un seul produit. Je suis photographe, directrice de création, je travaille pour des marques, je conçois des meubles, de la mode, des objets. J’ai donc longtemps eu l’impression que tout existait autour de la marque, sauf le produit lui-même. Je n’arrêtais pas de me demander quelle forme avait du sens pour moi, quelle était la place de ma marque.

Pourquoi maintenant?

Honnêtement, je ne sais plus comment c’est arrivé. Le projet a été initié en grande partie par mon associé, qui est aussi mon compagnon. Ruben n’a rien à voir avec le design ou le monde de l’art. Il a une formation juridique et s’intéresse au droit, à la politique et à l’économie. Mais il savait que je serais heureuse d’avoir un espace dans lequel m’exprimer sans compromis. Pour lui, c’était un projet d’entreprise passionnant, car sa structure, assez singulière, offre une certaine liberté.

Pourquoi avez-vous choisi cette palette de produits?

Je recherchais avant tout la diversité, pour ne pas être cataloguée. J’ai toujours su que je commencerais par des lampes en papier, ma matière de prédilection. Ensuite, la collaboration avec Unspun, une start-up californienne qui tisse des vêtements en 3D, a été passionnante. Enfin, le linge de maison me fascine, car il peut immédiatement transformer l’atmosphère d’une pièce, un peu comme un vêtement. Une nouvelle housse de canapé évite d’avoir à changer tout le meuble, ce qui fait gagner du temps et de l’argent. Habiller une pièce, telle est l’essence de Teget. C’est pourquoi la première collection propose des articles qui facilitent ces petits changements.

Vous avez grandi à Belgrade dans un milieu modeste et vous étiez très jeune lorsque la guerre du Kosovo a éclaté. Votre vie actuelle se situe aux antipodes.

À l’époque, je ne savais même pas que le design pouvait être un métier. Je ne viens pas du tout d’une famille d’artistes. Mes parents avaient un petit commerce de photocopies. Ils étaient tous les deux créatifs à leur façon, sans jamais pouvoir exprimer cette créativité. Nous vivions à quatre dans vingt, puis quarante mètres carrés, nous n’avions même pas de salon. Avec le recul, ce petit appartement m’a profondément marquée visuellement.

Quel est a été votre premier contact avec la création?

Mon parrain était un artiste génial. Il était graphiste et professeur à l’université de Belgrade. Il menait une vie libre, son atelier se trouvait chez lui, ce qui me semblait incompréhensible quand j’étais enfant. Pour moi, son intérieur était un pays des merveilles, un peu magique, dans lequel il me semblait vivre comme un extraterrestre. J’aimais découvrir son art et sa vision du monde. Mais je n’aurais jamais imaginé que ma vie puisse un jour ressembler à la sienne.

Comment êtes-vous arrivée au design?

Enfant, je dessinais sans cesse. Aujourd’hui encore, c’est le moyen d’expression qui me vient le plus naturellement. J’étais bonne en maths, mais je n’avais aucune idée de comment cela pourrait se traduire dans la vraie vie.

Quel métier en faire?

J’ai envisagé d’étudier le graphisme ou la peinture, avant de découvrir le cursus de conception de mobilier et d’architecture d’intérieur, qui m’a paru aussi cool que passionnant. L’examen d’admission durait six ou sept jours, je n’étais pas du tout préparée techniquement. Quand j’ai été acceptée, je n’arrivais pas à y croire. Ça fait déjà près de vingt ans.

Plus tard, vous avez participé au concours de jeunes talents du Salone-Satellite, à l’occasion du salon du meuble de Milan, et sur les six travaux sélectionnés, cinq étaient les vôtres.

Oui, c’était fou. C’était avant les réseaux sociaux: à part à mes professeurs et mes amis, je ne pouvais montrer mon travail à quasiment personne. Et bien sûr, les conditions financières en Serbie ne me permettaient pas de voyager ni d’exposer où que ce soit. J’ai participé à un concours dont le jury comprenait à l’époque Konstantin Grcic et, en effet, plusieurs de mes dessins et modèles 3D ont été choisis pour être exposés au SaloneSatellite. J’avais deux mois pour tout réaliser, sans avoir la moindre idée de la manière dont j’allais procéder. Mais quand on est au pied du mur, on trouve toujours une solution..

L’une des œuvres sélectionnées était la lampe Bonbon, que vous avez produite plus tard avec la société danoise de design Hay. C’est à ce jour l’objet le plus populaire que vous ayez jamais créé.

C’était complètement absurde de me retrouver avec quasiment une exposition solo au Salone, de recevoir tant d’attention. N’ayant jamais mis les pieds dans un salon, je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait. Des centaines de magasins voulaient commander ma lampe Bonbon, et ma seule réaction a été de me dire: «C’est impossible!» Il m’avait fallu deux jours pour produire un seul exemplaire. J’ai refusé toutes les demandes, j’étais totalement submergée. Mais j’ai compris que ce métier avait sa place dans le monde. Et j’avais réussi à m’y introduire, sans avoir un seul produit en vente.

D’où viennent vos idées, où trouvez-vous l’inspiration?

Dans mes goûts et mes besoins. Je suis très sensible au confort, donc mes coussins sont aussi gros et moelleux que des oreillers. Le mobilier ne doit pas être lourd; je dois être capable de le déplacer seule. Sur un plan purement visuel, certaines matières me plaisent plus que d’autres, mais au fond, je les aime toutes. Selon le contexte, beaucoup de choses peuvent m’enthousiasmer. Mes goûts sont très hétéroclites, voire parfois contradictoires.

Quelles caractéristiques un objet doit-il avoir pour vous plaire?

C’est une question de ressenti, d’émotion. Comme dans l’art: on voit une œuvre dans laquelle on découvre quelque chose d’intéressant, qui nous plaît. L’association des matières, un détail particulier, par exemple. Ou encore l’évocation d’un souvenir agréable.

Chez vous, la création semble couler de source. Vous arrive-t-il de douter d’une idée?

Non. Ce n’est pas une question de confiance en soi, plutôt une forme de sincérité. En tant que designer, je m’exprime. Je crée comme un enfant qui joue, teste, essaie … C’est un processus naturel et intuitif. C’est justement pour cela qu’il me semble tout à fait logique que mon travail ne plaise pas à tout le monde. Le goût est une affaire personnelle. Heureusement! Je n’aimerais pas qu’il n’y ait au monde qu’un seul style, même s’il s’agissait du mien. Ce serait si ennuyeux. Quand on ne se concentre pas trop sur la réaction des autres, on doute beaucoup moins. Je n’ai jamais eu envie de créer un chef-d’œuvre, une pièce culte, grandiose. Je recherche une idée neuve, une invention, et surtout, à m’amuser. Cette démarche enlève toute pression. Je pense que seuls doutent ceux qui aspirent à la grandeur. Quand on n’y aspire pas, on a moins de raisons de douter.

Le succès n’induit-il pas une certaine attente vis-à-vis de soi?

Non. Je n’ai pas l’impression d’être célèbre. Certaines personnes suivent mon travail, mais je suis toujours surprise de voir ma lampe chez quelqu’un. Je la prends en photo, tant j’ai du mal à y croire. Pour moi, la manière dont on aborde son travail est avant tout une question de personnalité.

Vous avez dit un jour que l’excès n’était pas propice au développement.

Oui, j’en suis convaincue. Je pense que l’excès sous toutes ses formes, qu’il s’agisse d’un excès de liberté, d’argent ou de possibilités, n’est pas bénéfique. Mais bien sûr, c’est mon point de vue, né de mon propre vécu – je n’en ai pas d’autre. Cela dit, toutes les restrictions inhérentes à mon pays d’origine m’ont conduite à mieux apprécier les choses, à avoir besoin de peu pour travailler – pour faire quoi que ce soit. J’ai peu d’attentes vis-à-vis des choses, de la vie. C’est là que réside la liberté.

À propos d’excès: en parallèle de votre carrière, les réseaux sociaux ont fortement progressé. Vous y êtes très active, vous postez presque tous les jours des moments de votre vie sur Instagram. Qu’est-ce qui vous séduit là-dedans?

Je suis sur Instagram depuis de longues années. Comme je ne voulais pas que les gens me retrouvent, j’ai appelé mon compte Teget, «bleu marine» en serbe. À l’époque, je vivais en Amérique. Je voulais uniquement montrer à ma mère et à mes amis à Belgrade ce que je faisais de mes journées. En tant que photographe documentaire, il m’était totalement intuitif de partager ces images. Et en échange, j’avais un aperçu de la vie de personnes qui m’étaient étrangères. C’était fantastique de suivre des gens vivant dans des pays où je n’avais jamais mis les pieds, de voir comment ils photographiaient le contenu de leur assiette! J’aime cette photographie sincère, personnelle, non mise en scène. J’avais l’impression d’avoir au fond de ma poche un magazine dans lequel je pouvais choisir mon journaliste, ma fenêtre sur le monde. Bien sûr, tout a changé aujourd’hui. Je poste souvent, parce que je vois énormément de belles choses que j’ai envie de partager avec le monde. Mais je ne regarde presque plus le contenu des autres.

Cette saturation d’images, le fait de voir sans cesse le travail de vos collègues, tout cela a-t-il un impact sur votre processus de création?

Je pense que ce support nuit à la créativité. Si j’avais grandi avec Instagram, l’effet aurait été négatif sur moi. Quand j’étais jeune, je pouvais m’exprimer librement. Rien n’était créé pour être vu et jugé. Il y avait peu d’informations, chacun créait pour soi. Aujourd’hui, c’est pratiquement impossible, et ça me fend le cœur.

Quel lieu, quel environnement attise votre flamme créative?

Je suis très attachée à la réalité de Belgrade. Bien sûr, cette ville ne m’a pas forcément aidée dans mon parcours; à bien des égards, elle l’a rendu plus difficile. Mais je ne la remercierai jamais assez pour sa singularité. Les relations y sont sincères et authentiques, les temps difficiles ont marqué ses habitants d’une empreinte aussi belle que touchante. À Belgrade, le plus important est l’instant présent, pas les intérêts de chacun. En Occident, c’est différent. (Elle réfléchit.) Belgrade m’ancre. Même si je n’ai pas l’impression d’en avoir besoin… je vis dans la réalité au quotidien. Mais c’est une vraie bouffée d’air frais d’y retourner. À chaque fois que je rentrais de New York, je me disais: «Dieu merci, j’ai ça ici.» Belgrade montre une facette de la vie à la fois sincère et fascinante visuellement. Magnifique, mais d’une façon étrange, décalée et romantique. C’est le type de beauté que je préfère. Aujourd’hui, beaucoup de choses sont devenues des clichés. Pas Belgrade. C’est une grande source d’inspiration pour moi.

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