La mode par des femmes pour des femmes

FEMALE GAZE

Le regard sur la mode et son activité commerciale s’est métamorphosé. De jeunes labels indépendants fleurissent au sein de ce secteur en panne. Fondés par des femmes pour des femmes.

Sara Allerstorfer
07. oct. 2024
Chloé

La mode est une affaire de femmes. Voilà une pensée bien répandue. Le secteur s’adresse en effet principalement à la gent féminine. Mais si l’on en croit les médias, il serait dirigé par des hommes. Et on se demande pourquoi les femmes sont si peu nombreuses à la tête des maisons de mode.

«Le regard des hommes est vu comme celui qui compte», affirme Maria Grazia Chiuri, directrice artistique de Dior, citée par le Guardian. Depuis son entrée chez Dior en 2016, l’Italienne bouscule l’ordre établi à l’aide de t-shirts révélateurs. À travers ses collections, elle fait entendre sa voix, célébrant la féminité et le féminisme en défendant des valeurs telles que la communauté et la sororité. Un acte de rébellion qui s’inscrit dans l'air du temps, la styliste poursuivant ainsi la mission historiquement assignée à la mode. Et elle est également la toute première femme à tenir les rênes artistiques de la maison. Avant elle, seuls les hommes définissaient l’essence du look Dior féminin. L’enjeu est colossal. Et le retour sur investissement l’est tout autant. Depuis l’arrivée de cette styliste à la détermination sans faille, les ventes de Dior ont considérablement augmenté.

Maria Grazia Chiuri peut compter sur le soutien sororal de Chemena Kamali, directrice artistique de Chloé, une maison qui a toujours suivi le point de vue d’une femme sur ce que les femmes veulent porter. La collection automne/hiver 2024/2025 de la marque, la première signée Chemena Kamali, renoue avec l’esprit bohème de la fin des années 1970, empreint de fluidité, de liberté, de naturel et de sensualité. Facilité de mouvement, légèreté, confort et énergie sont les maîtres mots de cette collection. «J’aimerais que le point de vue féminin occupe plus de place. On en parle beaucoup, mais qu’est-ce que la féminité aujourd’hui?» demande la native de Düsseldorf dans un entretien accordé à vogue.com. Avant de répondre: «Pour moi, cela a à voir avec l’énergie féminine, avec l’être féminin, avec l’authenticité et avec la capacité de se fier à son intuition. J’aimerais voir davantage cela. Parfois, j’ai le sentiment que les femmes dont on parle restent des femmes imaginaires, des objets lointains, ou qu’elles ne sont que l’image que l’on se fait d’une femme.»

Les créations romantiques jouant avec la transparence que Chemena Kamali a présentées lors du défilé de Chloé ne sont pas les seules à s’inscrire dans ce mouvement. Les maisons sont de plus en plus nombreuses à adopter le point de vue féminin, ou female gaze. Ce concept, né dans les années 1970, désigne le point de vue des femmes dans l’art, la littérature, les médias, la musique et, aujourd’hui, la mode. Il ne se centre plus sur la réalisation de fantasmes masculins, mais sur l’expression de soi et l’authenticité. Miuccia Prada en est probablement l’une des pionnières. On a souvent reproché aux pièces qu’elle a créées pour Prada et Miu Miu d’éloigner les hommes, en méprisant ostensiblement la beauté et en célébrant l’imperfection. Dans les cénacles de la mode, son regard sert pourtant depuis longtemps d’étalon pour jauger toute création.

La marque française Carven mise, elle aussi, depuis peu sur une vision féminine, celle de Louise Trotter, qui a, précédemment, marqué l’univers de Joseph et de Lacoste. Récemment, Calvin Klein a nommé Veronica Leoni nouvelle tête créative de la marque. Finaliste, en 2023, du LVMH Prize for Young Fashion Designers, la Romaine, interrogée par Vogue, décrivait alors son style comme une «vision acérée de la féminité avec une touche d’audace». Et les rumeurs selon lesquelles Sarah Burton, ancienne directrice artistique d’Alexander McQueen, reprendrait la direction artistique de Givenchy enflent à l’heure où nous écrivons ces lignes.

Pourtant les médias anglo-américains se font l’écho d’une quasi-absence de créatrices dans le monde de la mode, en particulier dans les grandes maisons de luxe. Serait-il possible que ce monde ne suscite plus l’engouement de la nouvelle génération de créatrices? Ce monde dont parlent encore les médias est celui de la mode établie, celui où les marques imposent des codes que les femmes n’ont pas choisis, celui où ces mêmes marques se soucient bien davantage de promouvoir leurs articles plutôt que de mettre en avant une communauté de femmes bien dans leur peau et leurs habits.

Dans l’univers sursaturé du style, bon nombre de personnes sont en quête de filtres et de voix indépendantes qui partagent leur opinion, loin de tout diktat. C’est l’état d’esprit qui anime les créatrices qui ébranlent la mode en marge du secteur. Ces femmes ont également développé des communautés de fidèles qui, s’identifiant à leur manière de tisser des liens entre mode et autodétermination féminine, vouent pour ainsi dire un culte à leur marque. Les stylistes concernées créent dans le but de soulever des débats sur les normes et les idées sociétales plutôt que sur la longueur des jupes. Leur priorité: la perception que les femmes portant leurs robes ont d’elles-mêmes. La mode en tant que telle passe au second plan. Et cela plaît aux clientes qui veulent des vêtements fonctionnels, pragmatiques et de bonne facture. Tant pis si les investisseurs s’arrachent les cheveux. Phoebe Philo, fondatrice de la marque qui porte son nom, fait, elle aussi, partie de ces créatrices qui chamboulent les règles du jeu. Refusant de participer aux défilés, elle délaisse les collections saisonnières au profit de drops, ne vend ses produits que dans sa boutique en ligne et donne peu d’interviews. Et pourtant, son «first edit», comme elle nomme les drops, s’est vendu en quelques minutes. Si Phoebe Philo destine ses modèles aux intellectuelles d’aujourd’hui, elle crée avant tout pour elle-même, et cela attise la ferveur de ses adeptes.

«Par le passé, nous avons été submergés de pièces subversives incroyables dessinées par des hommes, pièces qui ont certainement alimenté les conversations. Mais je pourrais parler des journées entières des raisons pour lesquelles les vêtements dessinés par des femmes sont différents», indique Daniella Kallmeyer. L’Américaine a confié au New York Times qu’elle avait créé sa marque, Kallmeyer, parce qu’elle ne parvenait pas à trouver de tailleurs bien coupés qui ne soient ornés ni de volants ni de boutons sertis de diamants. La société a, semble-t-il, impérieusement besoin de la subjectivité et de l’expérience de créatrices elles-mêmes plongées dans le quotidien et qui dessinent des tenues se prêtant à la vie de tous les jours. Des vêtements qui tiennent compte de la vie active des femmes, qui offrent davantage de nuances que trois motifs superposés et convainquent par leurs détails subtils — oui, les femmes ont aussi besoin de poches. La mode vue par le prisme féminin n’est pas une caricature. Elle ne propose pas de vêtements pour des surfemmes exposées aux regards sur les podiums et qui paraissent traverser la vie sans se soucier du quotidien. La jeune génération demande à ses créatrices une relation étroite, empreinte d’empathie et de respect. En bref, elle exige des vêtements sans chichis, mais dotés d’une âme, des vêtements ancrés dans la réalité et qui fassent fi des tendances.

«Pour défier le patriarcat, les femmes doivent parler davantage de sororité et de communauté. Le véritable féminisme, c’est le fait que les femmes se soutiennent mutuellement», indique Maria Grazia Chiuri. Et c’est précisément là que réside l’atout le plus précieux des jeunes marques dirigées par des femmes: une communauté solide et loyale née d’un sens marqué de l’identité, incarnant des valeurs, à la recherche constante de nouvelles façons de considérer et de représenter les femmes. Quoi de plus attrayant?

Des créatrices au caractère bien trempét

Elles créent des vêtements pour des femmes qui exigent que leur tenue soit plus qu’un ornement.

Rares sont les marques qui capturent l’esprit du temps avec autant de brio que Khaite, fondée par Catherine Holstein en 2016. Ses créations, raffinées et ultramodernes, reflètent à merveille l’énergie et le caractère urbain de New York. Épurées et coupées avec précision, ses pièces d’exception comme ses tenues basiques ont rapidement séduit les femmes de caractère, décontractées et sensibles à la mode. If you know, you know. Ses modèles aux proportions sublimes sont discrets et d’une qualité exquise. Malgré le côté quelquefois sombre et dur de son esthétique, la marque plaît aux femmes pour ses coupes et ses matières. Catherine Holstein croit fermement qu’une marque n’a besoin que d’une chose: un produit extraordinaire. Le reste n’est que futilité.

Julie Pelipas crée, selon ses propres termes, pour les femmes «badass» désireuses de faire bouger les choses, que ce soit en politique ou dans l’entrepreneuriat. L’ancienne directrice mode de la version ukrainienne de Vogue ne conçoit pas sa marque, Bettter, comme un label de plus qui afficherait une durabilité de façade. Bettter repose sur un système innovant de technologies d’upcycling. Chaque pièce est munie d’un «care pass» portant des informations sur l’ensemble de la chaîne logistique. La marque tient également un registre de tout ce qu’elle utilise dans ses ateliers pour conférer une nouvelle allure aux vêtements.

Sacai compte parmi les marques japonaises actuelles les plus remarquables. La styliste Chitose Abe, qui a fait ses classes chez Comme des Garçons, sait parfaitement associer romantisme et fonctionnalité. Reposant sur des formes quotidiennes familières, ses créations hybrides mêlent matériaux, styles et vêtements divers pour donner vie à des looks innovants oscillant entre austérité et fantaisie. C’est à l’imperfection, cette faille volontaire, qu’elles doivent leur particularité et leur attrait. Leur âme et les émotions qu’elles éveillent. C’est en testant les codes féminins classiques, à la manière d’un rappeur, ses rimes, que Sacai livre une nouvelle interprétation de la féminité. Cela n’a pas échappé à North Face, Nike, Carhartt et Levi’s: les quatre marques ont collaboré avec la Japonaise pour des collections limitées.

Victoria Beckham aime les tenues près du corps. Ses créations suivent une ligne fine qui met élégamment en scène le corps féminin. Si sa carrière étonnante fait souvent parler d’elle, il n’en reste pas moins que l’ancienne chanteuse pop est devenue une entrepreneuse à succès qui a à cœur de faire rayonner les femmes et de leur donner une image positive d’elles-mêmes. C’est dans ce but qu’elle conçoit ses vêtements et sa gamme de produits de beauté, dont son Satin Kajal, qui fait sensation. Victoria Beckham déclare avoir toujours cherché à être elle-même. C’est dans la discrétion de ses créations, dont les couleurs sobres soulignent le minimalisme moderne, qu’elle continue d’attirer l’attention. Sa marque de fabrique? Les robes raffinées.