Interview avec le designer Konstantin Grcic

PENSER LA FORME ET LA FONCTION

Un design minimaliste, adossé à une puissante armature conceptuelle? C’est la signature du créateur Konstantin Grcic qui, après 30 ans d’activité, n’a rien perdu de sa curiosité intrépide.

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Dans le hall 22 du Salone del Mobile, la foule se presse dans les allées. En cette journée de mi-avril à Milan, le beau temps reste au seuil du salon. Sur les stands, les projecteurs éclairent toutes les nouveautés que le secteur de l’ameublement présente ici à un public international. Nous sommes allés à la rencontre de Konstantin Grcic, chez le fabricant italien Magis, pour lequel il travaille depuis plus de 20 ans. Qui est cet homme, que tous les passants saluent d’un signe de tête approbateur? Tour d’horizon de la question en 50 minutes d’entretien.

BOLERO Quelles nouveautés présentez-vous au salon cette année?

KONSTANTIN GRCIC Chez Magis, nous présentons le fauteuil Twain revisité, dévoilé en 2023 sous forme de prototype. Chez Plank, il y a la nouvelle version de la chaise Monza. Ma collaboration avec Alpi, fabricant de mobilier, s’est étoffée. Et depuis trois ans, je suis directeur artistique de Mattiazzi, un fabricant de mobilier du Frioul. Cela fait longtemps que je crée des pièces pour eux, mais j’ai désormais pris en charge de nouvelles missions: orientation stratégique, image, ou encore conception des stands pour les salons.

Un meuble présenté dans un salon n’est donc pas encore tout à fait finalisé?

Oui, c’est même très souvent le cas. Bien entendu, l’objectif reste de dévoiler des créations prêtes à être mises en production, mais c’est rarement possible. C’est frustrant, mais parfois aussi utile. La présentation au public ouvre une réflexion, on reçoit un feedback qui peut être précieux.

Dans quelle mesure?

Depuis l’an dernier, par exemple, nous avons fortement amélioré le fauteuil Twain, inspiré de la chaise Safari, en modifiant ses proportions et certains détails techniques. Nous avons également repensé son aspect extérieur, en affinant le choix des matériaux, des coloris et les possibilités d’associations. Pour ce faire, j’ai discuté avec une designer textile chargée des tissus chez Magis.

Il émane du fauteuil Twain une nostalgie inhabituelle.

Je vois les choses différemment. La nostalgie est un concept qui m’est totalement étranger et ne me correspond pas. Je trouve trop simple de se complaire dans ce sentiment passéiste. Certes, pour aller de l’avant, il faut connaître ce qui nous a précédé. L’histoire du design, de l’art, de la culture compte beaucoup à mes yeux. Je m’y réfère très souvent. C’est ainsi que fonctionne le design: plus que sur un travail d’invention, il repose sur de nouvelles associations. Et pour cela, il faut savoir mettre en lien des éléments issus de sources diverses, en s’appuyant sur le passé, mais aussi en s’ouvrant à de nouvelles possibilités, à une vision personnelle, en réagissant à l’esprit du temps. Le processus de design a de nombreuses facettes.

Vous avez un jour déclaré que «la conception est un acte d’intelligence libérateur et conscient». L’intuition n’y a donc pas sa place?

Il ne s’agit pas d’exclure l’intuition de ce processus. L’intelligence est certes une question de construction et d’éducation, mais l’intuition y joue un rôle important. Elle-même se forme grâce à l’expérience, aux différents éléments que l’on garde en mémoire et que l’on met en lien. Prenons le cas de l’intelligence artificielle: ce dont elle est totalement dénuée, c’est bien d’intuition. Nous pouvons recourir à l’IA pour beaucoup de choses, mais pas pour tout. La chaise Déjà-vu de Naoto Fukasawa, sur laquelle nous sommes assis en ce moment, réunit des éléments rationnels et analytiques, mais elle est aussi le fruit d’une intuition, qui fait toute son identité. Or, l’IA est incapable d’intuition. Et cela restera le cas demain.

Quelle place les nouveaux outils de conception occupent-ils dans votre travail?

Nous les expérimentons. Je suis d’un naturel ouvert et curieux. L’intelligence artificielle est un outil passionnant, même s’il peut être dangereux. Nous avons par exemple peint des images à l’aide d’une intelligence artificielle pour le stand de Mattiazzi, juste à côté. Lorsqu’on se trouve face à elles, personne n’est conscient de ce procédé. Je ne suis pas un artiste, mais j’ai pu nourrir l’IA et la mettre sur une certaine piste, elle m’a donc aidé à prolonger ce que j’avais imaginé. De la même manière, l’IA pourrait m’aider à concevoir une chaise. Mais on ne peut se contenter d’appuyer sur un bouton en imaginant que le résultat sera parfait. On se rend assez vite compte que bon nombre d’éléments ne fonctionnent pas. On apprend simplement à utiliser ces outils pour leur faire accomplir certaines tâches.

En quoi les enjeux du développement durable et de l’économie circulaire ont-ils transformé le processus de conception?

Ils ont fait renaître l'intérêt d'anciens concepts, remarquables par leur simplicité et leur efficacité, mais qui ne requièrent qu’un minimum de ressources. Ce qui nous ramène au modèle Twain: il nécessite peu de matériaux et de technologies, mais c’est un fauteuil à part entière, à la fois confortable et léger. Sa structure en bois est simplement enchâssée, une sangle la maintient sous tension. Tout peut être entièrement démonté et rangé dans une boîte peu volumineuse. Et bien sûr, les composants peuvent être triés et recyclés.

Ces projets sont-ils des commandes ou des idées personnelles?

Je ne reste pas assis dans mon bureau en attendant que Magis m’appelle ou m’envoie un briefing. Le lien que j’entretiens avec des entreprises se transforme parfois en amitié, née d’un intérêt mutuel. La recherche nous anime, nous nous rendons compte que le dialogue nous enrichit mutuellement. Ensemble, nous parvenons à créer quelque chose de plus grand que ce que chacun pourrait faire seul. Au fond, tout est sans cesse en mouvement, ce qui facilite l’éclosion de nouvelles idées. L’un propose quelque chose, l’autre lui renvoie la balle.

Vous êtes en activité depuis désormais 30 ans. Quels sont les sujets qui continuent de vous passionner?

Je m’intéresse toujours à l’univers du mobilier, un bien culturel si étroitement lié à nos vies. En particulier aux chaises et aux fauteuils, qui restent les pièces les plus passionnantes à mes yeux. Une chaise n’a pas seulement une nature fonctionnelle, elle devient une extension de soi, comme un vêtement ou une cuillère que l’on porte à la bouche. Plus globalement, je m’intéresse à une vision industrielle du design et tournée vers l’avenir. Comment façonner des avancées significatives pour le monde de demain, dont nous sommes en partie responsables?

Quels étaient vos objectifs quand, au milieu des années 1980, vous appreniez la menuiserie au Parnham College de John Makepeace, dans le Dorset?

Konstantin Grcic À l’époque, mes modèles étaient de nature historique: Thonet, le Bauhaus, l’après-guerre en Italie. On ne parlait pas de développement durable comme aujourd’hui. Il y avait peu de technologies, peu de matériaux et les motifs étaient très différents. Mais il y a toujours eu cette conviction qu’un bon design est avant tout un design efficace. Même si cela peut paraître a posteriori un processus excessivement rationnel, presque froid, dans lequel l’intuition et un certain romantisme n’auraient pas leur place. Or ce romantisme et la sensualité sont des éléments essentiels dans le design, quelles que soient les cultures et les époques. Ce qui a survécu, ce sont les objets clairs, simples, beaux et utiles. À vrai dire, nous travaillons toujours dans cet esprit aujourd’hui. Mais il existe désormais un autre vocabulaire, ou une conscience différente du dessein que nous poursuivons.

Par exemple?

Le marketing classe les produits et je m’inscris moi-même au sein d’un écosystème commercial, on ne peut pas le nier. Je me suis longtemps défini comme un designer industriel, un intitulé de poste qui a le mérite de nommer explicitement cet aspect. Je ne suis pas un artiste. Je ne fais pas ça pour mon accomplissement personnel. Ensuite, il y a le grand sujet du développement durable. Ou, plus précisément, le problème du changement climatique. Il n’y a pas une solution unique, mais une multitude de pistes. Nous devons amorcer le changement, porter sans relâche cette revendication, la faire avancer.

En 2018, vous avez conçu le fauteuil Brut, en fonte. Le referiez-vous aujourd’hui?

Oui. Certes, la fonte consomme énormément d’énergie. Mais l’analyse doit aller au-delà de cet aspect: que représente l’énergie utilisée pour faire fondre le fer et le couler en regard du fait que la structure, du moins d’un point de vue théorique, pourra être utilisée pendant les cinq prochains siècles? Le résultat peut être très durable.

La Chair One a plus de 20 ans. C’est aujourd’hui une icône du design. Pourriez-vous revenir sur sa conception?

Cette chaise a vu le jour à une tout autre époque. J’étais jeune et naïf, je ne me posais pas beaucoup de questions, et pourtant, j’avais de l’intuition, pour revenir à cette notion. Aujourd’hui, je justifierais cet instinct de manière bien plus réfléchie. À l’époque, j'étais plutôt guidé par une sorte de sentiment. C’était une chaise radicale, car réduite à l’essentiel. J’ai beaucoup entendu: «mais elle n’est pas finie» ou «on ne peut pas s’asseoir là-dessus». Je pense qu’aujourd’hui, je ne la concevrais plus de la même manière. Après 30 ans d’expérience, on acquiert une certaine maturité, pour ne pas dire de sagesse. Mais on perd aussi quelque chose: le jaillissement, l’insouciance, et cette possibilité de faire quelque chose «pour la première fois» qui devient de plus en plus rare.

Après vos études de design au Royal College of Art, à Londres, vous êtes retourné à Munich pour y ouvrir votre propre bureau de design. D’où vous est venu ce courage?

J’avais des convictions inébranlables. La question «Est-ce que je vais y arriver?» ne se posait même pas. Je souhaitais travailler à mon compte, réaliser mes propres projets. Des amis travaillant dans un cabinet d’architectes m’ont mis à disposition un pupitre avec un fax et un téléphone. Il fallait aussi que je gagne de quoi me nourrir et payer le loyer de ma colocation. Soit environ 1000 marks par mois. C’était un peu comme une boussole, et je me suis lancé. Au départ, c’était simple. Mais il y a eu beaucoup de crises à surmonter, jusqu’à aujourd’hui. Le défi, c’est de tenir le cap, d’ajuster sans cesse sa pratique, son travail, ses attentes, ses exigences. Ma vie suit une certaine ligne, mais elle n’est pas droite. Je ne suis pas quelqu’un de stratégique.

Quels principes avez-vous gardés au fil des années?

La sincérité envers moi-même, mais aussi dans tout ce que je fais. Je crois que c’est le plus important.

Vous êtes désormais considéré comme l’un des plus grands créateurs de notre époque. Est-ce que vous vivez en ayant conscience de ce statut?

Non. Parfois, on nous tend un miroir, qu’il s’agisse d’une confirmation ou d’une critique: les deux sont nécessaires et importantes. Elles aident à se comprendre et à se situer.

Qu’est-ce qui vous pousse à continuer sans cesse?

La curiosité et la créativité. Ça m’amuse, tout simplement.

Vous consacrez une grande partie de votre temps à développer des concepts d’exposition pour des galeries et des musées. Qu’est-ce qui vous attire là-dedans?

Découvrir des choses que je ne connais pas. Ces projets me permettent également de prendre de la distance par rapport au monde commercial, que je trouve parfois éprouvant. De temps à autre, je dois m’en éloigner pour retrouver l’envie d’y retourner. C’est un peu comme partir en voyage: à son retour, on voit les choses d’un œil neuf. L’être humain a besoin de ce mouvement pour y voir plus clair.

Cet été, vous présentez une exposition sur les Jeux olympiques à Paris, au musée du Luxembourg. À quoi le public peut-il s’attendre?

Je propose une large perspective sur le lien entre le design et le sport. La grande thématique qui la traverse, qui ne s’est révélée à moi qu’en travaillant sur l’exposition, est le passage d’un design physique à un design numérique immatériel. Bien sûr, l’être humain reste au centre. Mais auparavant, on recherchait la meilleure paire de chaussures, les skis les plus rapides. Aujourd’hui, on recueille des données sur son propre corps, on les analyse et on les compare. On améliore sa technique, on établit un plan d’entraînement, on contrôle son alimentation, son sommeil, etc. L’or, ce sont désormais les données. Le défi était de représenter cet autre aspect plus impalpable, immatériel. Le sport sert ainsi de métaphore à l’ensemble de notre vie dans laquelle les données, les algorithmes et l’intelligence artificielle prennent de plus en plus d’importance.

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